En appuyant sur la sonnette, Simone récapitula mentalement tout ce qu’elle comptait lui dire. Ce devait être la vingtième fois de la journée au moins qu’elle se prêtait à l’exercice, et elle voulait se croire rodée. Ne rien épargner. Une brève introduction. Raconter la goutte d'eau, la fameuse, celle qui fait déborder les vases. Annonce du plan, les grands axes, la problématique. Puis commencerait le grand retour en arrière. Remonter le temps pour égrainer la longue liste des reproches –fondés, fondés, fondés. Aller fossoyer bien loin, sarcler les vers, les racines pourries, les mains dans la fange vénéneuse. Généalogie impitoyable des vexations trop longtemps tues. Les appels non retournés, les questions non posées, les promesses non tenues, les larmes non essuyées. Transition. Sur un mode mineur, la cohorte des petites cachotteries finalement découvertes. Les goujateries, et quelques bassesses. Tu, toi, t'es, t'as, tu t'es, tu m'as. La sincérité orpheline. Mais écarter noblement le vieux thème de la rancune et du ressentiment. Rappeler froidement l’absence et le silence. L’égoïsme et la mesquinerie. La glace et les coups bas. L'affection à hauteur de plancher. Elle hésitait encore à placer ici l’évocation de l’autre. Elle verrait sur le moment. Surtout, assurer les arrières de sa fierté. Viendrait ensuite le final. Portrait acéré, lucide, avec une once de dédain maternaliste. Procès furieux de la médiocrité. Puis prononcer les mots irréversibles, faire tomber sec l’arrêt. Coup de glaive décidé dans le nœud gordien. Donc, en conséquences, puisque, c’est pourquoi, d’où logiquement. Envoi : Je te hais et te quitte. Pause dramatique. Victoire. Tête haute.
Or quand la porte s’ouvrit : -Bonsoir, je venais prendre de tes nouvelles, tu m’as manqué, comment vas-tu?