29.11.11

A vélo

Basile sur la voie des transports en commun se fit estropier par un bus dont le chauffeur n’avait pas le compas dans l’œil. Basile sur la route eut les tympans percés par un coup de klaxon asséné par la voiture qui le suivait et n’appréciait pas sa lenteur. Basile au bord de la chaussée se fit brûler le mollet par le pot d’échappement d’une moto téméraire qui estimait vraisemblablement que doubler les automobilistes par la droite était son exclusif privilège. Basile sur le trottoir se fit engueuler par les piétons qu’il croisait. Basile, qui avait enfin trouvé une piste cyclable, percuta une camionnette de livraison qui décida subitement de s’y garer. Et quand plus tard il renversa une vieille dame qui n’avait pas vu le petit vélo peint au sol censé prévenir le passant de son entrée dans le territoire  de la petite reine, ce fut encore lui que la foule indignée prit pour cible de sa vindicte. Et comme une seule ambulance fut appelée sur place, on le contraint à céder sa place à l’ancêtre dans la fourgonnette à sirène. Le cycliste parisien: tout, tout en bas de la chaîne véhiculaire.

26.11.11

Lapsus

En appuyant sur la sonnette, Simone récapitula mentalement tout ce qu’elle comptait lui dire. Ce devait être la vingtième fois de la journée au moins qu’elle se prêtait à l’exercice, et elle voulait se croire rodée. Ne rien épargner. Une brève introduction. Raconter la goutte d'eau, la fameuse, celle qui fait déborder les vases. Annonce du plan, les grands axes, la problématique. Puis commencerait le grand retour en arrière. Remonter le temps pour égrainer la longue liste des reproches –fondés, fondés, fondés. Aller fossoyer bien loin, sarcler les vers, les racines pourries, les mains dans la fange vénéneuse. Généalogie impitoyable des vexations trop longtemps tues. Les appels non retournés, les questions non posées, les promesses non tenues, les larmes non essuyées. Transition. Sur un mode mineur, la cohorte des petites cachotteries finalement découvertes. Les goujateries, et quelques bassesses. Tu, toi, t'es, t'as, tu t'es, tu m'as. La sincérité orpheline. Mais écarter noblement le vieux thème de la rancune et du ressentiment. Rappeler  froidement l’absence et le silence. L’égoïsme et la mesquinerie.  La glace et les coups bas. L'affection à hauteur de plancher. Elle hésitait encore à placer ici l’évocation de l’autre. Elle verrait sur le moment. Surtout, assurer les arrières de sa fierté. Viendrait ensuite le final. Portrait acéré, lucide, avec une once de dédain maternaliste. Procès furieux de la médiocrité. Puis prononcer les mots irréversibles, faire tomber sec l’arrêt. Coup de glaive décidé dans le nœud gordien. Donc, en conséquences, puisque, c’est pourquoi, d’où logiquement. Envoi : Je te hais et te quitte. Pause dramatique. Victoire. Tête haute.

Or quand la porte s’ouvrit : -Bonsoir, je venais prendre de tes nouvelles, tu m’as manqué, comment vas-tu?

22.11.11

Fluctuat nec mergitur

A la radio, on parlait du réchauffement climatique. Un expert prit la parole sur le sujet plus particulier de la montée des eaux. Le constat était alarmant. Les prédictions de la voix sacerdotale apocalyptiques. Un débat s’ensuivit sur Venise, la Méditerranée, et les cultures côtières. Mais Odilon n’écoutait plus. Il pensait aux îles et imaginaient leur surprise. Elles qui s’était crû bien garanties par leur immobilité. Et pourtant, elles allaient désormais s’éloignant les unes des autres dans l’archipel en sursis. D’un rivage rongé à l’autre, la mer serait à présent toujours plus grande à franchir. Patiemment, l’érosion besognerait à allonger les distances entre ces terres pourtant fidèles. Voilà qui n’était pas pour arranger leur solitude, songea Odilon. Mais il se dit aussi que leurs cœurs malgré tout demeureraient voisins, jusqu’à l’inabordable.

19.11.11

Mauvais rêve

Elle marchait dans une forêt dont la canopée filtrait à peine les larges rais d'un soleil en plein zénith. Elle était habillée des pieds à la tête et poursuivait toute une foule d'assassins en cape, de bêtes noires et autres formes feutrées qui s'enfuyaient loin devant elle, terrorisés. Quand avec sa bouche elle essayait de se taire, elle n'y arrivait pas et des sons clairs et puissants se faisaient entendre. Elle tomba dans un précipice qui se transforma instantanément en un simple nid de poule, puis entendit derrière elle un souffle léger. Elle fit volte-face et se retrouva nez-à-nez avec un jeune homme lumineux monté sur un magnifique daim qui tendit la main comme pour lui caresser la joue. C'est à ce moment-là que Nadine se réveilla en sueur et sursaut de son infâme cauchemar.

15.11.11

Et au milieu, quel augure?

Amadeus sursauta lourdement quand l’étourneau vint frapper la vitre du bus 75, se projetant dans un superflu réflexe de protection vers l’intérieur du véhicule bondé. Tout à son saisissement, il mit un peu de temps à se dégager des bras de son voisin, fort perplexe de se retrouver à bercer cet athlétique gaillard qui lui avait sauté au cou aussi vite que Mammy-two-shoes se juchait dans le temps sur la chaise de la cuisine à la vue de Jerry. Amadeus bredouilla une excuse fluette et reprit sa place près de la fenêtre, aussi droit dans ses bottes qu’il le put. Une marque semblable à un rond de buée, appliquée très précisément à l’endroit même où la peau de sa propre tempe avait tâché la vitre du véhicule mais sur sa face externe, garantissait qu’il n’avait pas rêvé. L’image de ces deux sceaux à la fois superposés et distincts entraînèrent sa mémoire vers toute une série de baisers imminents, souvenirs doux à son inquiétude présente. Car il commençait bel et bien à s’inquiéter un peu. Depuis le matin, c’était la troisième fois qu’un oiseau venait se jeter de la sorte à sa rencontre, toujours empêché in extremis par un plexiglas quelconque. 
Cela avait commencé très tôt. La première fois, il écoutait patiemment les borborygmes de sa cafetière, guettant le dernier râle qui lui donnerait le feu vert pour remplir sa tasse, quand .un pigeon heurta la fenêtre de sa cuisine avec un fracas auquel il fut d’autant plus sensible que ce n’était pas le bruit qu’il attendait. L’effet fut cependant à la hauteur de celui de la caféine. Au son produit, Amadeus supposa énormes tant l’oiseau que le choc et se pencha dehors à la recherche de l’infortunée victime qui demeura introuvable. Il jugea la chose de bon augure et incriminant tout naturellement l’hypothétique reflet d’un soleil dont il aurait toutefois dû se rendre compte qu’il n’était pas suffisamment levé, il reprit ses préparatifs matinaux. Il ne fallut pas trois heures avant qu’une deuxième volaille urbaine ne vienne jouer du bec contre la fenêtre de son bureau. Il était assis à sa table de travail et tournait le dos à la baie vitrée quand le bruit se fit entendre, mais déjà il n’avait plus besoin d’avoir vu la masse ailée se ruer sur la glace pour savoir de quoi il s’agissait. Le siège inclinable qui lui servait de nid quarante heures à la semaine supporta mal son sursaut et son menton vint cogner le clavier de l'ordinateur. L’anecdote remporta certes un relatif succès à la pause déjeuné, mais Amadeus n’était pas très assuré de son propre rire.
Il descendit du bus dans un état de grande perplexité. N’osant qu’à moitié conclure de ces événements qu’il était désormais l’objet d’une dilection volatile, il savait encore moins quel sens lui donner. Se sentant tout à la fois obscurément flatté, légèrement coupable et un tantinet menacé, il balançait entre la peur et la tendresse. De l’hostilité ou de l’accueil, il ignorait quelle posture adopter. La rencontre qu’il s’apprêtait à faire avec un moineau brûlant de la même ardeur que les congénères qui l’avaient précédé devait l’aider à trancher.
Cette fois en effet, et comme Amadeus tentait de choisir une paire de chaussures adéquate à la saison, son idée du confort, sa collection de jeans, l’image qu’il avait de lui et celle qu’il voulait donner aux autres, il vit arriver l’oiseau de loin. En vérité, il était distrait depuis plusieurs minutes par sa présence sur la gouttière de l’immeuble d’en face. Il n’écoutait plus le vendeur venu l’assister dans sa tâche, quelque peu désemparé par ce client qui s’obstinait à regarder en l’air à travers la vitrine plutôt que dans les boîtes qu’il étalait à ses pieds. Le moineau se tenait parfaitement immobile au bord du toit. Il était de face, et ce fut l’absence totale du moindre sautillement, d’un quelconque vacillement pour agiter son corps qui attira d’abord l’attention d’Amadeus. L’animal le toisait. Le regard fixe,  givrant, indubitablement dirigé droit dans ses propres yeux. C’est ainsi que, figé à son tour, Amadeus put lire dans les petites billes ambrées où tout apparut soudain, limpide. Il y vit, ou crut y voir, le désir enragé, l’amour éperdu, la fièvre heureuse, la promesse déjà tenue, le souffle du printemps, l’évidence ineffable. Et quand le moineau s’élança, il s’élança aussi, renversant les édifices de carton, faisant voltiger le cuir et le daim, les talons, les lacets et les boucles dans un jaillissement de fontaine. L’homme et l’oiseau se rencontrèrent dans un soleil de verre brisé.
Ils furent plus tard emmenés ensemble : les ambulanciers ne parvenaient pas à décider s’il fallait ou non, pour le bien du blessé souriant, retirer de son plexus la balle de plume qui s’y était fichée, trouant  pull et peau d’un bec que personne n’aurait cru si tranchant.

12.11.11

Lapin symptomatique

« Si tu en veux un je te l’achète » s’empressa de dire sa mère, dissimulant assez mal la gourmandise avec laquelle elle venait de voir la porte de la régression s’entrouvrir. Déjà elle essayait de camper son pied dans l’entrebâillement. Simone fut bien obligée de reconnaître l’habileté maternelle, et lui rendit même un silencieux hommage. Elle regarda le lapereau qu’elle caressait du bout des doigts et l’imagina un instant aller et venir dans son appartement. Elle s’y attacherait sans doute très vite : il s’annonçait facile de le rendre heureux. Il tenait dans sa main, plus petit que sa paume, et de fait elle l’aimait déjà. Il y aurait quelques jeux à même le sol, un creux chaud sur l’oreiller, des pelotes de poils dans la cuisine, la salle de bains, sur les pull-over et entre les pages des livres, mais aussi beaucoup de respect de l’intimité de chacun. Il n’y aurait pas de cage. « Pas de ça entre nous », lui souffla-t-elle dans une de ses longues oreilles. Oui, elle en avait envie, elle avait vraiment envie d’emporter l’animal sous son aisselle. Tellement qu’elle se sentit presque héroïque quand elle le refila brusquement à un des enfants qui se pressaient derrière elle avant de tourner les talons et de fendre comme Moïse la mer de marmaille qui lui arrivait à peine aux hanches. Décidément, ça n’allait pas très bien…

9.11.11

Carrefour® cornélien

-Je n’aurais peut-être pas dû. Et si je m’étais trompé ? Est-ce que je peux encore revenir en arrière ? Non, ce serait sans doute pire. Je ne suis pas sûr d’avoir bien fait. Pourquoi ne m’en suis-je pas tenu à mon choix initial ? Pourquoi faut-il toujours que je change au dernier moment mon fusil d’épaule ? Je suis faible, faible. Pas foutu de résister au doute, ni aux promesses de mieux que toutes les voies non empruntées chantent toujours aux oreilles de celui qui vient de s’avancer au carrefour. C’est proprement haïssable. Mais peut-être que cette fois c’était une bonne décision ? J’ai observé, compté, calculé, recompté, vérifié… Non, cette fois, le choix fut raisonnable. Objectif. Je ne peux pas m’en vouloir, si j’échoue, ce sera la faute aux mathématiques. Oui, décidément, ma responsabilité n’est que très peu engagée dans cette histoire. Le suspens est un peu lourd. Mais détend-toi nom d’un chien ! Faire bonne figure, quoiqu’il arrive… Allez, hardi petit, ça s’annonce plutôt bien… Recompte. Non, j’ai dû faire une erreur. Encore. Non ! Qu’est-ce-qu’il se passe ? C’est pas possible, c’était pas prévu ça, non, non, vite, on prend du retard, de plus en plus de retard, trop de retard…Deux, trois, quatre, cinq. Deux, trois ! Vous là-bas, arrêtez-vous, ne faites pas ça ! Vous ne vous rendez pas compte, stop ! Ou alors, est-ce-que je peux changer ? est-ce-que je peux s’il vous plaît finalement faire un autre choix ? Je, j’ai fait une erreur, je m’en rends compte, pitié, faisons comme si je n’avais jamais fait les gestes que j’ai fait. Rembobinons, voulez-vous ? Soyez magnanime, je regrette. On ne m’y prendra plus. Non, c’est impossible je sais. Irrémédiable. Assumer.
Tournant la tête à gauche, Basile regarda la vieille femme devant laquelle il se trouvait encore quinze minutes plus tôt vider son caddie sur le tapis roulant. Sa propre file était elle immobilisée. La caisse numéro 6 venait en effet d’être désertée par son employé, parti prêter main forte pour une sombre histoire de petite monnaie, ironie du sort, à son collègue de la numéro 5 qui ne faiblissait pas.
Dans la queue, un homme s’évanouit.

6.11.11

Tentative d'effraction

Un fantôme a cette nuit forcé la porte de l’appartement de Nadine. Il s’est ramené avec tout son tintouin d’outre-tombe, courants d’air froid, odeur de terre mouillée et halos mystérieux, puis a penché sa gueule enfarinée sur la poitrine de la belle, faussement endormie. Elle l’a regardé roder, chercher la faille, planifier l’assaut, amusée et tranquille. Au terme de son cinquième tour, le spectre avait beaucoup perdu de sa fière morgue. Alors, et comme elle le vit profondément contrarié par ses échecs successifs, Nadine lui murmura aussi doucement qu’elle le put: « Mon pauvre ami, tu ne vois donc pas que la place est prise ? Cherche encore un peu si tu veux, mais je crains de n’être déjà trop hantée par tes frères vivants. »

4.11.11

Hiver clément

Alors qu’il se débattait silencieusement depuis plusieurs minutes avec sa gorge nouée et ses larmes au bord des yeux, Colin sentit soudain que l’air qu’il respirait venait de changer du tout au tout. Sur le banc en face de lui, une jeune femme épluchait une clémentine pour sa fille. Sous l’action conjuguée des doigts de l’une et des petites dents de l’autre, une enclave printanière surgissait dans l’air désespérant de novembre. Défaillant de reconnaissance, il courut embrasser mère et fille toute langue dehors.

1.11.11

Toussaint

Ce fut un premier novembre qu'il apprit, au hasard d'une de ces minutes d'attention qui le surprenait parfois en pleine lecture de ses cours pourtant bien ennuyeux, que la vie, loin d'être ce phénomène spontané, optimiste et réjouissant qu'il avait toujours cru, n'était jamais qu'un sursis dont la pente naturelle était à la mort et non à la croissance, et qui ne se développait que dans la contrariété permanente de la pulsion innée de nos cellules au suicide. Le professeur de biologie, dans la raideur scientifique qui seyait à sa position, avait froidement fait noter "apoptose". Odilon revint en arrière pour essayer de trouver dans le début manqué du paragraphe la notation d'usage sur les précautions avec lesquelles il convenait de prendre une théorie encore mal assurée, l'avertissement de controverse ou de canular... Mais tout cela semblait sérieux. Il se rua sur la feuille suivante et la parcourut en diagonale, guettant le tiède dernier temps dialectique qui permet de ne pas se prononcer, les réserves, ou le retournement feu d'artifice vous-avez-eu-peur-mais-en-fait-non-on-a failli-vous-avoir-tout-va-bien, le happy end. Malheureusement, une demi-page de morpions trouait sa prise de notes. Souvenir qui plus est cuisant: il avait largement perdu ce jour-là contre sa jolie voisine d'amphithéâtre. Il revint calmement au sombre paragraphe qui avait hameçonné sa conscience. Nanana, mort cellulaire programmée, nana, vivre empêcher le suicide, nana gène exécuteur,  déclenchement de l'autodestruction, vulnérabilité... Il ne s'était pas trouvé aussi mal aussi vite depuis son cours de licence sur la seconde loi de thermodynamique. Décidément, tout foutait l'camp. Il fallait donc lutter, toujours, jusqu'à l'échelle de nos minusculosités plasmiques qui l'avaient si souvent consolé. Rien n'était donné, rien n'était acquis. Tu veux vivre? Bats-toi! Cette éthique épique le fatiguait, lui qui se sentait assez peu les épaules d'Hercule. La mort n'était donc pas affaire de douce usure ou d'accident subit mais de  tout naturel programme. L'évidence passait du côté obscur... Contrarié, insulté et manifestant tous les signes avant-coureurs de la crise d'angoisse, il reprit péniblement sa lecture. Une lueur alors. Blabla gènes protecteurs, blablabla relations, collectivité survie...Aïe, odeur de faux espoir... Non, pitié... Mais si, fumet de coup de grâce...Il acheva la dernière phrase en palpitant: interdépendance absolue, aucune cellule ne peut vivre seule.
Dans son pyjama et son appartement désert, il eut la sensation soudaine de courir un effroyable danger. Il suait abondamment quand il referma son classeur, et c'était sans rapport avec son probable résultat à l'examen du lendemain.